Bloc-notes Éco

Autonomie stratégique : quels enjeux pour les banques centrales ?

Mise en ligne le 28 Mars 2023
Auteurs : Florian Le Gallo, Pauline Négrin, Pierre-François Weber

Billet n°312. Face à un contexte géopolitique et économique bouleversé par plusieurs crises majeures, différentes politiques d’autonomie stratégique émergent en réponse dans l’Union européenne. Ces dernières ayant des conséquences sur la stabilité des prix, la souveraineté financière ou encore le financement de l’économie, elles soulèvent des enjeux pour l’Eurosystème.

Image l’autonomie stratégique pour la zone euro
Schéma 1 : l’autonomie stratégique pour la zone euro
Note : chaînes de valeurs mondiales (CVM)
Source : auteurs.

Face à une mondialisation heurtée, la dimension économique de l'"autonomie stratégique" européenne

Le concept d’autonomie stratégique – ou la "capacité [de l’Union européenne] à agir de manière autonome lorsque cela est nécessaire" (conclusions du Conseil, 2016) – constitue un enjeu crucial pour la sécurité des relations économiques et financières de l’Union, au-delà de la politique de défense et de sécurité européenne où l’expression apparaît pour la première fois en 2013 (conclusions du Conseil européen).

Ce concept demeure complexe du fait de sa proximité avec celui de souveraineté qui éveille des considérations nationales diverses. Les défenseurs de l’ouverture économique s’opposent ainsi aux partisans d’une Europe plus forte sur la scène internationale (van den Abeele, 2021). Le vocable d’"autonomie stratégique ouverte" (Commission, 2020) illustre ainsi une forme de compromis. La préservation des intérêts de l’Union et la réduction de ses dépendances n’empêchent pas son ouverture, mais apparaissent comme des gages de sa sécurité.

Or, les tensions sino-américaines, la pandémie de Covid-19 ou l’invasion de l’Ukraine par la Russie ont révélé certaines vulnérabilités de l’UE liées à ses dépendances économiques et financières, ce qui a progressivement nourri un changement de perception par les États membres des effets de la mondialisation.

Ainsi, sur le plan commercial, ces vulnérabilités résultent de la dépendance à des partenaires non européens dans certains secteurs clefs, tels que les matières premières (notamment énergétiques, 55% de la consommation en énergie étant aujourd’hui d’origine extra-UE, BCE, 2023), le secteur manufacturier (biens intermédiaires comme les composants électroniques, avec une valeur ajoutée chinoise dans les importations européennes de 14% en 2018) et les intrants stratégiques (valeur ajoutée chinoise dans les importations de métaux basiques de 13% par exemple, BCE, 2023).

En matière d’investissements, l’UE est surtout interconnectée avec les pays développés, près de 30% des opérations de fusions-acquisitions dans l’UE provenant des États-Unis (BCE, 2023). Toutefois, les investissements des grands émergents à destination de l’UE augmentent depuis le milieu des années 2000, en particulier dans des secteurs stratégiques comme les infrastructures énergétiques ou de transports.

Des politiques publiques nouvelles sous le signe de l’autonomie stratégique

Dans ce contexte, le concept européen d’"autonomie stratégique" désigne la capacité de l’UE à défendre ses intérêts économiques sur la scène internationale.

Plusieurs initiatives européennes ont ainsi été lancées à ce titre depuis près de dix ans. Elles visent le développement de politiques industrielles et commerciales dédiées (schéma 2). Parmi les mesures récentes, l’EU Chips Act (2022) cherche à doter l’UE de capacités de production de semi-conducteurs, aujourd’hui largement produits hors de ses frontières. S’agissant des flux financiers, un mécanisme européen de coopération sur le filtrage des investissements directs dans l’UE a été mis en place en 2020 afin d’éviter l’appropriation extra-européenne de certains secteurs sensibles pour la sécurité nationale.

Image Une accélération des politiques publiques relevant de l’autonomie stratégique
Schéma 2 : Une accélération des politiques publiques relevant de l’autonomie stratégique
Source : auteurs.

Plus généralement, l’agenda en matière d’autonomie stratégique pose la question de l’opportunité de politiques de soutien à la reconfiguration des chaînes de valeurs mondiales. Qu’il s’agisse, de relocalisations (re-shoringLagarde, 2022) à des fins de sécurisation des approvisionnements, de politiques de rapprochement de la production des lieux de consommation (nearshoring ou régionalisation), ou encore de la redéfinition des partenariats économiques en privilégiant les alliés (friend-shoringYellen, 2022), de telles politiques économiques marqueraient une inflexion dans les dernières des étapes de la mondialisation. 

L’autonomie stratégique, des implications potentiellement importantes pour l’Eurosystème

Cet agenda européen renforcé d’autonomie stratégique, par ses effets potentiels sur la stabilité des prix, la souveraineté et l’intégrité du système financier ainsi que sur le financement de l’économie (schéma 1), soulève des enjeux pour l’Eurosystème.

D’une part, la mise en œuvre d’éventuelles stratégies de raccourcissement des chaînes de valeurs mondiales (régionalisation) constituerait un point d’attention pour les banques centrales, dont le mandat principal est la stabilité des prix. En entraînant la substitution de biens plus chers mais plus "sûrs" à des biens moins chers, ces dynamiques pourraient affecter à court et moyen terme le niveau général des prix à la hausse et la production à la baisse. Ainsi, Clancy, Valenta et Smith (2023) montrent l’effet à la baisse de politiques de régionalisation sur la production à court terme du fait de la hausse des prix, qu’il s’agisse d’une mise en œuvre par la seule zone euro (graphique 1, ligne bleue) ou de manière mondiale (ligne jaune). Dans l’hypothèse où la politique unilatérale de régionalisation s’accompagnerait d’une moindre concurrence et d’un accroissement permanent du pouvoir de marché des entreprises – par la hausse des marges (markups) – ce type de politique pourrait alors conduire à une hausse des prix et à une baisse persistante de la production (ligne orange).

Image effet d’une politique de re-shoring sur la production en zone euro
Graphique 1 : effet d’une politique de re-shoring sur la production en zone euro
Note : effets sur la production agrégée de la zone euro d’une augmentation des intrants produits régionalement jusqu’à 1% du PIB et d’une hausse des marges des entreprises (markups) (modèle EAGLE).
Source : Clancy, Valenta et Smith (BCE, 2023)

De plus, des politiques de near ou re-shoring, par la relocalisation de certaines activités, pourraient remodeler la spécialisation sectorielle intra-zone euro, avec d’éventuels effets sur la bonne transmission de la politique monétaire unique en cas de divergence. Ces chocs, y compris de nature transitoire, créent pour les acteurs économiques une forte incertitude (BCE, 2023), ce qui peut nuire à la bonne conduite de la politique monétaire (Villeroy de Galhau, 2022).

En outre, les chocs géopolitiques récents pourraient également susciter des risques pour la stabilité financière (cf. schéma 1). Le Brexit a par exemple créé une dépendance de l’Union à des acteurs situés hors de sa juridiction en matière de compensation. En outre, la position dominante de prestataires de services de paiement extra-UE dans l’intermédiation bancaire a des implications sur la résilience financière de l’UE. La présence d’acteurs extra-européens –  Big techs ou fintechs – en particulier américains et chinois, dans les activités financières européennes pourrait amplifier le risque de stabilité financière (BCE, 2023). A l’inverse, le projet d’euro numérique porté par l’Eurosystème concourt à la souveraineté de l’Union en matière de paiements, tant face aux initiatives privées qu’aux projets souverains extra-UE.

Enfin, le financement des transitions verte et numérique de l’Union apparaît aujourd’hui comme un enjeu d’autonomie majeur. Or la dépendance significative de l’UE dans le secteur de l’énergie interroge sa capacité à décarboner son industrie de manière autonome et rapide (Von der Leyen, 2023). Les investissements des entreprises européennes en faveur de cette transition demeurent aujourd’hui limités, notamment en raison du manque de financement en capital en Europe (30% de ce type de financement provient de l’extra-zone euro en 2022, graphique 2), compensé principalement par l’intervention croissante d’investisseurs américains, en particulier dans le cas des start-ups européennes (Julien-Vauzelle et al., 2022).

Image encours de dette négociable et de capital issus de l’extra zone euro (% du passif total zone euro)
Graphique 2 : encours de dette négociable et de capital issus de l’extra zone euro (% du passif total zone euro)
Note : capital (actions et parts de fonds d’investissement), dettes négociables (titres de créances de court et long termes), dernier point T3 2022.
Source : BCE comptes nationaux, calcul des auteurs.

Dans cette perspective, approfondir l’Union des marchés de capitaux est un enjeu majeur d’autonomie stratégique, participant à la réduction des dépendances actuelles (BCE 2023), tout en favorisant une transmission plus efficace de la politique monétaire par une meilleure allocation des capitaux (Villeroy de Galhau et Nagel, 2022). La constitution d’un actif sûr européen, pour l’heure partiellement incarné par le programme NGEU, jouerait également un rôle dans la capacité de l’UE à financer ses besoins d’investissement (BCE 2023).