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Politique monétaire et inégalités : un état des lieux

Mise en ligne le 4 Février 2020

Billet n°151. La politique monétaire peut avoir des effets redistributifs au cours du cycle. Une baisse des taux d’intérêt accroit le prix des actifs et réduit le coût du crédit mais favorise aussi l’emploi. À long terme, la politique monétaire n’a pas d’effet redistributif systématique; d’autres facteurs (transferts intergénérationnels, progrès technologique) affectent plus fondamentalement l’évolution des inégalités.

Image Concentration de la richesse et des revenus dans le haut de la distribution en France et aux États-Unis
Graphique 1 : Concentration de la richesse et des revenus dans le haut de la distribution en France et aux États-Unis Sources : Garbinti, Goupille et Piketty (2016), Piketty, Saez, et Zucman, (2016), wid.word. Note : Part du revenu national avant impôts détenue par les 1 % les plus aisés ; part de richesse personnelle nette détenue par les 1 % les plus aisés.

Le niveau historiquement bas des taux d'intérêt et les politiques monétaires non conventionnelles menées à grande échelle après la Grande Récession ont donné lieu à d’intenses débats sur les possibles effets redistributifs des interventions des banques centrales (Brookings (2015), par exemple). La politique monétaire bénéficie-t-elle systématiquement à certaines catégories de ménages ? Et a-t-elle contribué à creuser les inégalités au cours des 40 dernières années (Graphique 1) ?

Sur le long terme, la politique monétaire n’affecte les inégalités que par le biais de l’inflation

Sur le long terme, les seules variables influencées par la politique monétaire, conventionnelle ou non conventionnelle, sont le niveau moyen et la volatilité de l’inflation. Mais la variation de ce niveau ou de cette volatilité peut avoir des effets redistributifs.

L’inflation est un impôt régressif car les ménages les moins aisés ont tendance à détenir une proportion plus élevée de leur richesse en numéraire ou en dépôts. Ils effectuent davantage d’opérations en espèces que les ménages les plus aisés, qui ont plus facilement accès au crédit et détiennent davantage d’actifs réels (logements, terrains et entreprises). De façon transitoire, l’inflation non anticipée peut avoir des effets redistributifs parce que les contrats sont généralement libellés en termes nominaux et que la composition des actifs et de la dette des ménages varie selon plusieurs dimensions (type d’actifs, niveau de richesse, endettement, etc.). Les ménages les plus pénalisés par l’inflation non anticipée sont ceux qui n’ont pas d'actifs réels (ménages moins aisés, plus jeunes) et ceux qui perçoivent un revenu nominal (travailleurs dans l'impossibilité de renégocier leur salaire nominal ou ne bénéficiant pas d’un mécanisme automatique d’indexation de leur salaire à l’inflation).

Plus le choc d’inflation est important, plus ces effets redistributifs sont importants et persistants. Historiquement, les épisodes d’hyperinflation ont été particulièrement dévastateurs pour les salariés et les détenteurs d’une richesse constituée en actifs nominaux (ces épisodes surviennent encore aujourd’hui dans certaines régions du monde). Éviter ce type de risques est une motivation importante des mandats de stabilité de prix.

Les chocs d’inflation peuvent également être atténués par des cadres de politique monétaire visant à ancrer les anticipations des agents économiques. Par exemple, les stratégies de ciblage de l’inflation sont généralement reconnues comme contribuant à réduire la volatilité de l’inflation. Tant que l’inflation moyenne et les anticipations d’inflation sont proches de la cible d’inflation, la politique monétaire ne peut être un déterminant de premier ordre de l'évolution des inégalités à long terme.

Au cours du cycle économique, la politique monétaire peut avoir des effets redistributifs via le revenu et l’emploi.

La politique monétaire ne peut expliquer les évolutions à long terme des inégalités mais elle peut jouer un rôle dans certaines fluctuations conjoncturelles des inégalités de revenus et de richesse. Les effets de la politique monétaire sur les distributions de richesse et de revenus transitent par le biais d’un canal direct et d’un canal indirect.

  • L’effet direct peut être défini comme la conséquence immédiate de la politique monétaire sur la distribution des revenus et de la richesse. Une baisse des taux d’intérêt directeurs entraîne une réduction des paiements d’intérêt pour les ménages détenant des prêts à taux variable ou pour ceux qui contractent de nouveaux prêts à taux fixe, ainsi qu’une diminution de la rémunération des dépôts des épargnants (ce qui implique une redistribution de revenu des épargnants vers les emprunteurs). Les emprunteurs étant généralement plus jeunes et les épargnants plus âgés, un transfert implicite s’opère entre générations. Mais la baisse des taux d'intérêt fait aussi augmenter les prix des actifs, tels que l’immobilier ou les actions. La hausse des prix des logements bénéficie aux propriétaires, et celle des prix des actions favorise surtout les ménages situés dans le haut de la distribution de la richesse. Au contraire, les épargnants qui détiennent peu d’actifs réels seront les plus pénalisés.
  • La politique monétaire a aussi des effets indirects sur la distribution des revenus via un effet d’équilibre général sur le marché du travail. Une baisse des taux d’intérêt stimule la consommation et l'investissement, ce qui favorise la dynamique de l’emploi et des salaires. Il en résulte un effet positif sur le revenu moyen des ménages mais cet effet peut différer selon la position du ménage dans la distribution des revenus. Par exemple, un emploi faiblement qualifié risque d’être plus sensible à la demande agrégée qu’un emploi hautement qualifié.

L’effet global sur la redistribution est difficile à appréhender car les effets directs et indirects de la politique monétaire tendent à œuvrer en sens opposé. Par ailleurs, il est difficile de distinguer les effets de la politique monétaire de ceux produits par les facteurs ayant motivé initialement l’intervention de politique monétaire. Cela dépend en grande partie du scénario que l’on aura retenu pour l’évolution de la situation en l’absence d’un ajustement de la politique monétaire. S’agissant des États-Unis, Coibion et al. (2014), par exemple, montrent qu’une politique monétaire expansionniste non anticipée peut temporairement réduire les inégalités de revenus alors qu’une politique monétaire restrictive non anticipée aurait tendance à accroître les inégalités.

Pour la zone euro, Lenza et Slacalek (2018) constatent que les mesures de politique monétaire "non anticipées" prises par la BCE dans le cadre de son programme d’achats de titres ont globalement entraîné une réduction des inégalités de revenus car elles ont fait baisser plus fortement le taux de chômage des ménages situés dans le bas de la distribution des revenus. Ampudia et al. (2018) constatent également que les effets indirects via l’emploi et le revenu du travail sont quantitativement plus importants que les effets directs via le prix des actifs, ce qui entraîne une réduction globale des inégalités de revenus.

L’évolution de long terme des inégalités dépend d’autres facteurs que la politique monétaire

Toutefois, les effets de la politique monétaire sur les inégalités sont globalement plutôt modérés et d’autres facteurs ont contribué de manière plus décisive, sur le long terme, à l’accroissement des inégalités de richesse observé au cours des dernières décennies. Les transferts intergénérationnels sont bien connus comme étant l’une des sources majeures d’inégalité des richesses (Alvaredo et al. (2017)). Il est également très préoccupant que les perspectives de la prochaine génération soient de plus en plus déterminées par les ressources économiques parentales. La mondialisation et les évolutions technologiques ont également été d’importants déterminants de l’accroissement des inégalités entre les ménages d’un même pays et entre les pays. La politique budgétaire et les politiques structurelles liées à l'éducation ou aux marchés du travail sont les voies les plus appropriées et les plus légitimes pour contrer ces effets.